MONTRÉAL – Prendre le micro et implorer son président et ses compatriotes de mettre un terme à une guerre civile, en direct à la télévision? Il faut quelqu’un de bien spécial...
Comme Didier Drogba.
Après que la Côte d’Ivoire se soit qualifiée pour la Coupe du monde de la FIFA 2006, en octobre 2005, au beau milieu d’une guerre civile qui enflammait le pays depuis trois ans, Drogba a rassemblé ses coéquipiers avant de fixer la caméra.
« Aujourd’hui, on vous le demande. S’il vous plaît. On se met à genoux. Pardonnez. Pardonnez. Pardonnez. Déposez tous les armes. Organisez des élections. Et tout ira mieux. »
Puis, son fameux sourire a illuminé son visage. Il s’est mis à chanter : « On veut s’amuser. Arrêtez vos fusils, là, hé! »
« C’est comme si le cœur des Ivoriens était en braises, en feu, se souvient Kanaté Dahouda, Ivoirien d’origine et professeur d’études françaises et francophones aux Hobart and William Smith Colleges. L’équipe nationale réconcilie les cœurs. C’est comme si [Drogba] avait jeté un baume sur le cœur des Ivoiriens. Pendant quelques semaines, les Ivoiriens ont décidé de désarmer leurs cœurs pour pouvoir s’engager dans le processus de paix. »
Ce n’était pas la première fois que le grand Abidjanais prônait le désarmement et la paix, lui qui avait déjà fait des démarches en ce sens dès 2002, alors qu’il n’avait que 24 ans. Ça n’allait pas être la dernière fois non plus, puisque le cessez-le-feu que Drogba et ses coéquipiers désiraient s’est vite évaporé.
L’avenir de la Côte d’Ivoire demeurait alors incertain. Il allait le demeurer, malgré le travail de réconciliation de Drogba et la collaboration des Nations Unies à l’organisation d’élections contestées en 2010. La tourmente s’est poursuivie. Mais il était déjà évident que l’homme n’a rien d’ordinaire.
C’est un leader. Une icône. Une légende.
Plus d’une décennie après qu’il ait mis son grain de sel dans la guerre civile ivoirienne, Drogba transcende encore son sport. Il est presque objet de culte, d’Abidjan à Marseille, de Londres à Istanbul – et maintenant à Montréal.
Voici son histoire.
Les débuts
Né le 11 mars 1978 à Abidjan, le centre économique de la Côte d’Ivoire situé aux abords du golfe de Guinée, Didier, l’aîné des six enfants d’Albert et Clotilde Drogba – dont la moitié allait devenir professionnels du soccer – était visiblement fait pour jouer à ce jeu.
Mais le destin ne se concrétise que sur le tard.
Après un premier contact avec le jeu à l’âge de cinq ans – il avait vécu en France pendant trois ans avec son oncle, l’attaquant de Ligue 2 Michel Goba –, Drogba s’établit en permanence en Europe avec sa famille en 1991. Parallèlement à ses études, il fait la navette entre équipes de jeunes et clubs amateurs avant de signer, enfin, son premier contrat professionnel avec Le Mans, de la Ligue 2.
Drogba fait ses débuts pour Le Mans en 1999. Il y demeurera jusqu’en janvier 2002. Il se fait à la vie de pro à la dure. Éric Horrenberger, reporter basé à Rennes pour le journal Ouest-France, se rappelle un jeune joueur qui, malgré qu’il ait été « bien dans sa peau, bien dans sa vie », montait surtout au jeu comme remplaçant.
Il ne marque que 12 buts pour Le Mans, mais « un peu à la surprise générale », se souvient Horrenberger, c’est un club de Ligue 1, Guingamp, qui allonge un montant près des six chiffres pour faire l’acquisition de l’attaquant, qui doit encore faire ses preuves. Lorsque Drogba s’entraîne pour la première fois avec ses nouveaux coéquipiers, les regards de l’entraîneur Guy Lacombe et de son adjoint Éric Blahic se croisent. Ils n’avaient aucune idée que Drogba était si fort que ça.
Ce n’est pas qu’il était si productif – pas au début, du moins. S’il marque trois buts avant l’été, Drogba passe aussi le début de la saison 2002-2003 à soigner une blessure au pied. Une pause dans le calendrier de l’équipe donne le temps au personnel d’entraîneurs de se pencher sur ces problèmes.
« [Drogba] ne pouvant pas taper dans le ballon, Stéphane Wiertelak, le préparateur physique, lui reforge un physique, se souvient Horrenberger. Tours de l’île, Didier à pied, Stéphane en [vélo tout-terrain]. Il est revenu plus fort. »
À l’approche du 25e anniversaire de naissance de Drogba, le joueur de classe mondiale commence à se dévoiler. Il est troisième meilleur buteur de Ligue 1 cette saison-là – 17 buts en 34 rencontres, avec l’aide de son ami et futur coéquipier à Chelsea, Florent Malouda. Et Drogba sort quelque peu de sa coquille.
« [Il agissait] avec simplicité, spontanéité, générosité avec un public de province, explique Horrenberger. Il est simple et beau. Et quel sourire.
« Il a laissé un merveilleux souvenir d’une période bénie, son cri partagé "Les Paysans sont de retour", se rappelle Horrenberger. Il avait un charisme au-dessus de la moyenne et toujours le besoin de rappeler ce qu’il avait vécu de beau avec Guingamp. Lors du dernier match de la saison 2003-2004, alors qu’il porte le maillot de Marseille et qu’ils reçoivent Guingamp (finalement relégué), il s’est appliqué à ne cadrer aucune frappe. »
Le tremplin
C’est donc à Marseille que Drogba aboutit, pour une année mémorable. Il allait atteindre de nouveaux sommets, mais la pression est forte et immédiate, se rappelle le défenseur de l’Impact Hassoun Camara, un ancien de l’OM.
« Il n’est pas arrivé comme grande star, souligne Camara. Il avait fait une belle saison avec Guingamp, mais l’OM attendait chaque année un nom et un attaquant d’envergure internationale. Il a dû faire ses preuves tout de suite. Mais il a fait un parcours incroyable. »
Camara ne s’est engagé à Marseille que deux ans après le départ de Drogba, mais il peut témoigner des traces qu’il a laissées. Drogba alimentait encore les discussions : sa seule saison à l’OM avait été couronnée de 30 buts en 51 matchs et des prix de Joueur de l’année et de But de l’année en Ligue 1. Et le reste de l’Europe l’avait remarqué. Ses six buts en huit matchs avaient mené Marseille à une finale de la Coupe UEFA perdue contre Valence.
« C’est quelqu’un qui a marqué l’histoire, même s’il n’est resté que peu de temps, assure Camara. C’était incroyable pour les supporters. Je me souviens d’un match où on s’échauffait au Vélodrome, et j’entendais les supporters scander son nom alors qu’il était déjà parti. Ce sont des choses qu’on voit rarement, surtout en France. »
En 2008, quatre ans après l’arrivée de Drogba à Chelsea, les supporters marseillais organisent une collecte de fonds en espérant pouvoir financer l’indemnité de transfert requise pour le ramener au bercail. En 2012, dans une entrevue au Monde, Vincent Labrune, alors président de l’OM, se rappelle la seule saison de Drogba au club.
« J’ai rarement vu un joueur porter son équipe sur ses épaules autant que Didier Drogba, avance alors Labrune. Ah, si! Avant lui, il n’y a eu que Maradona à Naples dans les années 1980... »
La confirmation
David Johnstone est propriétaire de la bannière « Drogba Legend », maintenant installée au Stade Saputo, et rédacteur d’un populaire fanzine. Il se rappelle avoir aperçu Drogba à l’aéroport de Marseille, le lendemain d’une défaite de Chelsea à Monaco au match aller des demi-finales de la Ligue des champions de l’UEFA 2003-2004.
L’OM s’en allait jouer à Newcastle, plus tard cette semaine-là. Drogba prenait un bain de foule dans le terminal avant son vol avec l’équipe.
« J’ai vu Didier, vêtu de son survêtement de l’OM, se souvient Johnstone. Il était entouré de jeunes partisans et leur signait des autographes. Je me suis dit que c’était exactement le genre de joueur qu’il nous fallait à Chelsea. La saison suivante, il est arrivé. »
Drogba ouvre son compteur avec les Blues le 24 août 2004 en redirigeant de la tête un centre de Celestine Babayaro – un but que tout supporter de Chelsea gardera en mémoire pour toujours, selon Johnstone. Drogba rejoint rapidement l’élite de la Premier League, et Chelsea remporte deux championnats de suite.
Mais, selon Johnstone, c’est en 2006-2007 que Drogba devient véritablement l’idole des supporters. Il marque deux buts dans une victoire en finale de la League Cup et le but gagnant en finale de la FA Cup et gagne le cœur de tous les partisans des Blues.
Il termine sa carrière à Chelsea avec 164 buts, quatre titres de Premier League, quatre FA Cups et trois League Cups. Surtout, il est joueur du match dans la finale de Ligue des champions de l’UEFA, en 2012, remportée par Chelsea aux dépens du Bayern Munich dans sa propre cour. Ce sera son dernier match pour le club jusqu’à un bref retour, en 2014-2015, après des aventures à Shanghai et à Istanbul – on y reviendra.
Invité à la fête après le match historique à Munich, Johnstone s’installe près de la piscine de l’hôtel, aux côtés de Drogba et de la directrice générale de Chelsea, Marina Granovskaia. Lorsqu’il demande à Drogba si un nouveau contrat est dans les plans, l’attaquant se tourne vers Granovskaia : « Demande à Marina. »
Drogba quitte le club cet été-là, non sans d’abord pousser l’entraîneur Roberto Di Matteo dans la piscine au cours des festivités. Di Matteo arrive cependant à attirer l’Ivoirien, qu’un sondage allait plus tard consacrer joueur le plus important de l’histoire de Chelsea, avec lui dans l’eau. Les deux hommes sont tout habillés.
La bonne surprise
Après un malheureux séjour de huit mois au Shanghai Shenhua, Drogba débarque en Turquie, où sa réputation le précède. Galatasaray surprend ses partisans en engageant la légende de Chelsea en janvier 2013, et la folie s’empare de l’aéroport d’Istanbul à son arrivée.
« À ma mémoire, jamais un joueur n’a reçu un accueil aussi grandiose et spectaculaire à Galatasaray, selon Ali Kizarmis, partisan d’origine turque de l’Impact de Montréal et de Galatasaray. Je pense que oui, les partisans ont franchi un autre niveau avec cet accueil. J’avais des frissons en voyant la vidéo. »
Avec l’embauche de Wesley Sneijder, la semaine précédente, l’arrivée de Drogba convainc les supporters de Galatasaray que leur club veut faire un grand coup en Ligue des champions.
De fait, Gala se défait des Allemands de Schalke en huitièmes de finale et atteint les quarts pour la première fois en 12 ans. Le Real Madrid élimine les Turcs 5-3 au total des buts, mais la victoire de 3-2 à Istanbul au match retour donne le ton; Gala cueille son deuxième titre de champion de suite.
« Drogba a été un peu le sauveur, indique Kizarmis. Quand il est arrivé, la mentalité de l’équipe a changé. Au début, les joueurs voyaient un espoir, mais pas si grand. Quand Didier a été présenté au public, il y a eu une explosion sur les médias sociaux, dans les grands médias turcs. Ç’a propulsé l’équipe. Même sur le terrain, les joueurs se donnaient plus – même aux entraînements, on voyait plus de joueurs sourire. On voyait une chimie se développer encore plus rapidement. »
Selon Kizarmis, Drogba a relevé tant la réputation du club sur la scène mondiale que sa valeur – au sens littéral. On pouvait acheter des actions de Galatasaray pour 39,40 livres turques avant l’embauche de Drogba. Deux semaines après son arrivée, la valeur d’une action a atteint 44,40 livres, du jamais vu depuis. Ce mercredi, l’action a commencé la séance à 21,78 livres.
Encore une fois, la personnalité de Drogba se démarque. Il montre toute son exubérance sur la chaîne de télévision du club, GSTV.
« Il ne se gênait pas pour prendre le micro, faire le tour, interviewer des joueurs, faire son rigolo, raconte Kizarmis. Les caméras dans le vestiaire, dans la salle de soins, ce n’était jamais un problème pour lui. »
Il n’en a pas toujours été de même à Montréal, mais Kizarmis croit comprendre pourquoi.
« Didier est peut-être un peu tanné d’être le sauveur, avance-t-il. À Chelsea, il a fait sa part. À Galatasaray, il a fait sa part. Là, à Montréal, il a encore la réputation de sauveur. Un moment donné, ça doit peser. »
L’effet
Douze buts et une passe décisive en 14 matchs. Un bond de quatre places au classement de l’Est. Une demi-finale de l’Association Est. On pourrait dire que cette réputation est légitime.
C’est assurément ce qu’on a pu sentir le 29 juillet 2015, lorsqu’une foule en délire – dont de nombreux Ivoiriens – a accueilli Drogba au Québec, à l’Aéroport international Montréal—Pierre-Elliott-Trudeau. Une véritable cohue.
« L’effet Drogba » règne sur Montréal. On le ressent sur le terrain, à la billetterie, dans les tribunes, dans les médias, dans le vestiaire – et même dans les équipes de jeunes. Cette vidéo l’aura bien montré.
Ses prouesses de la saison dernière, de même que des rumeurs et spéculations sur sa situation contractuelle au cours de l’hiver, ont fait grimper les attentes – comme si elles n’étaient pas déjà assez élevées! – envers Drogba. Néanmoins, à l’approche de son retour à domicile, ce samedi au Stade Saputo contre le Toronto FC (16h HAE, RDS, TSN, 98,5fm et TSN Radio 690), Drogba est serein et dirige les projecteurs sur le collectif.
« J’espère faire mieux que la saison dernière, mais ce n’est pas mon objectif de finir meilleur buteur, a assuré Drogba, mercredi matin. L’objectif, pour moi, c’est de remporter le championnat, ou à tout le moins finir premier de notre association et aller le plus loin possible. Des titres individuels, j’en ai eu beaucoup, mais les titres collectifs ont beaucoup plus de saveur. »
Prendre le recul nécessaire. Rassembler les gens. Drogba a le leadership dans le sang. Et les gens – de Montréal à Abidjan, en passant par Istanbul, Londres et Marseille – ne peuvent s’empêcher de le suivre.
« Il reste le seul héros national en Côte d’Ivoire – et je pèse mes mots, martèle Dahouda. Il a émergé à un moment de crise profonde où on avait besoin d’un héros national, fédérateur.
« Deux facteurs seulement unissaient les Ivoiriens, ajoute le professeur. La musique, qui était un exutoire, et le football. »
Et, bien sûr, Didier Drogba.